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1814-1815 : une guerre entre Saône et Grosne

  • Mémoire

C’est une histoire d’envahisseurs contre lesquels on ne résiste pas beaucoup, où l’on croisera un maire pas très courageux, un militaire que tout le monde déteste et une comtesse plus stratège que tout un état-major…

La magie de la sérendipité des archives a encore frappé : c’est en cherchant totalement autre chose que l’on est tombé sur un épisode un peu oublié des guerres napoléoniennes (il a tout de même sa petite page Wikipédia), qui s’est déroulé pas loin de chez nous il y a tout pile 210 ans.

Il faut dire que le 19e siècle n’est pas la période la plus facile à comprendre : entre 1789 et 1870, pas moins de 12 régimes politiques se succèdent, dont deux empires, trois républiques et cinq rois différents. Les révolutions et les guerres sanglantes s’enchaînent plus vite que les sorties d’un nouvel iPhone, mais l’époque est aussi fascinante par sa capacité à nous fournir des histoires locales rocambolesques ou qui éclairent notre présent

🕒 Cet article est un peu long : prévoyez 45 mn devant vous 😉

Introduction

Remettons les choses dans leur contexte : depuis 1804, la France vit sous le règne de Napoléon Bonaparte, qui s’est auto-couronné empereur après avoir été consul de la Première République. Pour faire (très) court, l’empire va s’étendre rapidement sur une bonne partie de l’Europe, où Bonaparte ne va pas se faire que des amis…
L’Empire russe notamment, n’est pas tout à fait d’accord avec le projet, et la campagne de Russie de 1812 est dramatique pour la Grande Armée napoléonienne : sur les 600 000 hommes engagés au départ, il n’en reste que 30 000 à revenir (défaits) six mois plus tard (soit 95 % de pertes, dont 200 000 morts… une hécatombe).

Le maréchal Ney soutenant l’arrière-garde, par Adolphe Yvon (domaine public) – détail

Notre histoire débute quelques mois plus tard, en octobre 1813 : encouragés par l’échec de Napoléon en Russie, les pays conquis depuis 1804 se coalisent pour tenter de se venger (il n’est jamais bon d’humilier ses voisins…). Afin de conserver son trône, Napoléon lance son ultime bataille contre cette coalition qui regroupe une bonne partie des États européens : empire d’Autriche, Empire russe, Royaume-Uni, royaumes de Prusse, d’Espagne, du Portugal, des Pays-Bas, du Danemark, de Suède-Norvège… soit une armée internationale de plus d’un million d’hommes prêts à en découdre face à ce qu’il reste des troupes napoléoniennes (probablement quelques centaines de milliers d’hommes tout au plus).

Cette fois-ci, les combats se déroulent directement sur le territoire national : les fronts sont nombreux au nord, à l’est, dans les Pyrénées… Celui qui nous intéresse est le front du Rhône, et plus précisément la bataille de Mâcon, qui a été racontée en détail un siècle plus tard par Joseph Rougé, capitaine d’infanterie et membre de l’Académie de Mâcon, dans un ouvrage posthume paru en 1918 et disponible à la BnF.

Les Autrichiens entrent dans Mâcon

Mais venons-en aux faits : fin décembre 1813, pas moins de 250 000 hommes de l’armée autrichienne entrent en France par Bâle (au nord de la Suisse) et envahissent une bonne partie de la Franche-Comté. Un peu plus au sud, un contingent mené par le comte Ferdinand von Bubna und Littitz (que l’on appellera simplement Bubna) doit bloquer toute tentative de riposte française sur le flanc gauche de l’armée autrichienne. Précaution louable, mais bien peu utile, comme l’indique Joseph Rougé dans son récit :

« Napoléon ayant rassemblé dans l’Est toutes ses forces au début de janvier [1814], il ne restait dans le Sud-Est que 4000 conscrits, à peine habillés, presque tous sans instruction militaire, n’ayant jamais vu le feu et disséminés dans les places de cinq ou six départements, de Grenoble à Chalon. »

Autant dire que les choses s’annoncent mal pour les Français… Après avoir pris Genève le 29 décembre 1813, la division Bubna entre dans Mâcon le 12 janvier 1814 par le pont Saint-Laurent : le lieu est stratégique car il s’agit de l’un des trois seuls ponts sur la Saône au nord de Lyon avec ceux de Tournus et Chalon-sur-Saône. S’en rendre maître permet aux Autrichiens de bloquer toute riposte française sur son armée stationnée plus au nord.

Grande vue de Mâcon, par Jean-Baptiste Lallemand (Gallica, BnF) – détail

Et le fait est que les Mâconnais n’ont pas opposé beaucoup de résistance à l’envahisseur : la population est peu favorable à Napoléon (« Les Mâconnais me détestent », aurait dit l’Empereur, de passage dans la ville en 1805), et le maire Louis Bonne, négociant en vin, n’aspire à rien d’autre qu’à « maintenir le premier bien des familles, la tranquillité ».

Une bataille sans résistance

Dès le mardi 11 janvier, des bruits courent que les Autrichiens ont pris Bourg-en-Bresse, et s’apprêtent à faire route vers Mâcon. Le préfet fait préparer la garde nationale pour défendre la ville, mais le maire ne l’entend pas de cette oreille : il se rend chez le préfet pour lui faire part de son inquiétude de voir sa ville pillée si elle opposait une quelconque résistance. Louis Bonne est si insistant que le préfet perd ses nerfs : « Dites donc aux dames de mettre le couvert pour recevoir l’ennemi », lance-t-il devant témoins (spoiler : il ne sera pas loin de la vérité).

La troupe, forte de 120 hommes, se rend tout de même de l’autre côté de la Saône, à Saint-Laurent, pour construire un barrage avant le pont et établir un corps de garde. Les soldats s’activent toute la nuit, sous la pluie et le verglas. Transis de froid, ils demandent au maire de Saint-Laurent de leur fournir un local et du chauffage pour sécher leurs vêtements et se reposer. Mais l’édile est sur la même ligne que son homologue mâconnais : pas question de s’opposer à la terrible armée autrichienne.
Il renvoie la troupe à sa caserne et, aussitôt les soldats partis, fait démolir le barrage construit quelques heures plus tôt. Pire encore, pour être certains que la garde nationale ne cédera pas à un ordre de dernière minute, les bourgeois mâconnais se placent devant la porte de la caserne pour empêcher les soldats d’en sortir !

Vue d’une partie du faubourg Saint-Laurent et du pont de Mâcon, par Jean-Baptiste Lallemand (Gallica – Bnf) – détail

C’est ainsi que, vers 13h30 ce mercredi 12 janvier 1814, un formidable détachement de… 17 hussards autrichiens (!) se présente sur le pont Saint-Laurent, et prend possession de la ville-préfecture sans aucune résistance des 11 000 habitants de la commune. C’est peu dire que les Autrichiens ne s’attendaient pas à un succès aussi facile.
Alors que le préfet fuit à Charolles pour ne pas être capturé, le maire organise le logement des occupants dans la ville, fait passer des consignes « d’hospitalité » à ses concitoyens, et espère retrouver rapidement sa sacro-sainte « tranquillité » face aux événements. Il proclame à ses administrés :

« Que la sagesse nous guide, que la prudence règne dans toutes nos démarches et nous garantirons nos épouses, nos enfants, nos propriétés des désastres qui accompagnent presque toujours la guerre ! […] Montrez que vous connaissez les lois de l’hospitalité ; c’est le gage le plus précieux que vous puissiez donner de votre confiance [aux élus] qui veilleront sans cesse sur vous. »

Face à ce qui n’est pas exagéré de qualifier de couardise, le général Legrand, commandant les forces armées du département, entend riposter un peu plus fermement. Né à Pont-de-Vaux, il a fait ses classes dans les dragons (un corps d’armée qui se déplace à cheval), avant de prendre le commandement de la garde nationale à Mâcon sous le Premier Empire. Petit détail qui a son importance, il est très largement impopulaire. Le préfet lui-même (qui a pourtant besoin de lui pour défendre la ville) écrit quelques jours plus tôt :

« Le général Legrand s’est rendu si odieux dans ce département que pas un homme ne veut marcher sous ses ordres ; il a, par ses forces brutales, indisposé tous les gens honnêtes, les fonctionnaires les plus dévoués, insulté tous les maires qui en grand nombre m’ont offert leur démission et ne restent à leur poste que par attachement pour moi. »

Toujours est-il que le 12 janvier, au moment où les hussards entrent dans Mâcon, Legrand a été envoyé défendre Chalon… où il n’y eut finalement aucune attaque ennemie. Sa présence à Mâcon aurait-elle changé quelque chose ? Rien n’est moins sûr vu l’hostilité de la population à son égard.

Le maire de Mâcon Louis Bonne (à gauche) et le général Legrand (à droite), qui ne passeront pas leur vacances ensemble (Gallica – BnF)

Dans la nuit du 12 au 13 janvier, le gros du contingent autrichien mené par le comte Bubna (soit 1000 hommes et 400 chevaux) est annoncé en route vers Mâcon. Dans les faits, il n’y eut jamais plus de 500 Autrichiens en ville à cette époque (environ 200 fantassins et 300 cavaliers), mais il s’agit d’impressionner la population (qui n’a pas vraiment besoin de cela pour céder à l’envahisseur).

Tournus à la rescousse

La nouvelle de la capitulation sans résistance du chef-lieu du département se propage rapidement, et cause une certaine démoralisation dans les troupes françaises. Elle met par ailleurs en danger les autres villes stratégiques que sont Chalon et Tournus en coupant la route vers Lyon (qui résiste toujours). 

C’est donc à Tournus que la résistance s’organise, avec à sa tête Louis Bidat, capitaine de la garde nationale de la commune. Le 21 janvier, il imagine reprendre Mâcon aux Autrichiens, et fait part de son projet au général Legrand, toujours stationné à Chalon depuis 10 jours dans l’attente d’une attaque qui ne vient pas.
Au départ pas très chaud, le général finit par se laisser convaincre, et prend même des accents grandiloquents en estimant pouvoir « purger le pays de la présence des Autrichiens, fournir un exemple aux départements voisins et donner à la ville de Mâcon les moyens de se rétablir dans l’esprit de la nation entière ». Rien que cela !

Le 23 janvier, 479 gardes nationaux partent de Tournus à 8h du matin et prennent la direction de Mâcon dans des conditions dantesques, sous 30 cm de neige, mais en chantant La Marseillaise !
Ils doivent être appuyés par des hommes venus de Cluny, menés par le général en retraite Étienne Maynaud de Bizefranc de Lavaux. Celui-ci est propriétaire du château de Cormatin (qu’il n’habite pas) depuis 1809, après avoir acheté le château de Sirot à Flagy en 1801. 
L’ancien militaire est une figure de l’abolition de l’esclavage, ami de Toussaint Louverture et ancien gouverneur de l’île de Saint-Domingue (future Haïti), mis à la retraite d’office par Bonaparte en raison des ses positions trop favorables aux noirs (on oublie parfois que l’empereur a rétablit l’esclavage aboli par la République…).

Le château de Sirot à Flagy (AD71)

Le général Lavaux doit donc réunir des hommes à Cluny pour marcher sur Mâcon par le sud depuis Saint-Clément et prendre ainsi en tenaille les Autrichiens. Joli plan, sauf qu’à Cluny, personne ne veut le suivre ! Gloups…
C’est donc tout seul qu’il rejoint la troupe de Tournus en halte à Saint-Albain, au nord de Mâcon, pour vérifier ses armes et se reposer avant d’arriver.

Informés de l’arrivée des Tournusiens par des éclaireurs postés le long de la Saône, les officiers autrichiens ne prennent pas la menace au sérieux, et restent bien au chaud dans leur hôtel à siroter leur café en regardant la neige tomber. 
Mais à 15h30, les 480 gardes nationaux sont bien aux portes de la ville. Contre toute attente, ils font fuir les 420 Autrichiens chargés de garder le pont et ses abords : plusieurs fusillades éclatent, et le canon difficilement traîné dans la neige pendant des heures depuis Tournus fait des ravages chez les envahisseurs, qui battent en retraite de l’autre côté du pont. Les gardes nationaux les poursuivent dans Saint-Laurent, puis sur la route de Bourg jusqu’à Replonges, avant de les laisser fuir, toute menace étant alors écartée.
Par miracle, aucun homme n’a été tué chez les Tournusiens, alors que les combats ont fait 10 victimes autrichiennes (dont deux officiers), 44 blessés et 37 prisonniers, soit 91 hommes hors de combat, sans compter les 37 fuyards qui n’ont jamais rejoint les rangs autrichiens, volatilisés dans la nature.

Napoléon 1814 – La campagne de France, par Richard Knötel (domaine public) – détail

Des sauveurs bien mal accueillis

Pour justifier d’une telle débâcle, le commandant des hussards (celui qui était resté au chaud devant son café) prétend, face au général Bubna, avoir été attaqué par au moins 4000 hommes pourvus d’artillerie ! On rigole côté français, tout en dégustant le repas « soigné » préparé initialement pour les officiers autrichiens, et digne de la fameuse « hospitalité » mâconnaise.
Sauf que bien loin de les acclamer pour leur libération, les Mâconnais voient d’un mauvais œil que les Français reprennent le contrôle de la ville. Pire encore, on apprend quelques jours plus tard que les habitants ont pris part à l’affrontement dans le camp des Autrichiens ! Le général Legrand écrit dans son journal :

« J’ai le regret de dire qu’au lieu de nous seconder, les Mâconnais firent tout leur possible pour entraver l’issue de nos entreprises, craignant bien plus pour la vie des ennemis que pour celle de leurs compatriotes. Ainsi, au plus fort de la fusillade, un grand nombre d’officiers et de soldats autrichiens trouvaient asile chez les habitants. Ceux-ci les recélèrent en attendant qu’à la faveur de la nuit, ils pussent passer la rivière par les prairies et rejoindre les leurs sur la route de Bourg. Certes, nous ne demandions pas que les habitants fissent feu sur eux mais ils auraient pu, du moins, s’abstenir de faciliter leur fuite. »

Il ne faut pas oublier que le général Legrand est précédé par sa mauvaise réputation dans la cité mâconnaise. Réputation qui ne s’améliore pas quand il fait afficher dans toute la ville, et immédiatement après les combats, une proclamation de sa victoire imprimée à l’avance à 300 exemplaires à Chalon. C’est dire s’il était certain de son succès (même sans l’appui des Clunisois qui devaient être mobilisés par Lavaux…).

Rapidement, Legrand cherche à fortifier les défenses de la ville, fait remonter un barrage sur le pont Saint-Laurent et envisage de recruter un bataillon d’hommes prêts à le défendre. Mais seuls 60 citoyens « de la plus basse classe » se présentent, et à peine 35 acceptent finalement de prendre les armes… La situation ne va pas s’arranger les jours suivants. Un combattant Tournusien raconte :

« Après notre victoire, nous fûmes bien surpris de la stupeur des habitants de Mâcon et Saint-Laurent : nous n’éprouvâmes, de leur part, aucune marque d’amitié et de bon voisinage. »

La peur d’un potentiel retour vengeur des autrichiens fait trembler si fortement les habitants « qu’un barbier de Saint-Laurent, s’entretenant avec ses clients [de cette possibilité] fut pris d’un tel tremblement qu’il se trouva contraint d’abandonner une pratique rasée d’un seul côté » !

Et le maire Louis Bonne ne fait évidemment rien pour arranger les choses. Deux jours après la libération de sa ville, plutôt que de féliciter le général Legrand d’avoir repoussé l’ennemi, il se plaint que les gardes nationaux se comportent mal dans leurs logements et tiennent des propos injurieux dans les cafés. On imagine sans peine comment il a été reçu…
Certains écrits laissent même suggérer que Bonne aurait été à l’origine d’un complot visant à capturer le général Legrand pour le conduire à Bourg et le livrer aux Autrichiens ! Cette version est évidemment démentie par le maire de Mâcon, qui prétend avoir envoyé une quinzaine d’hommes au domicile du militaire en pleine nuit (à 2h du matin) dans le seul but « de protéger son or », le croyant suffisamment riche pour livrer bataille avec des lingots plein les poches ! L’intéressé n’est pas convaincu par la défense, mais pense déjà à autre chose, comme l’explique Joseph Rougé dans son livre paru en 1918 :

« Devant la mauvaise volonté des habitants et le découragement bien compréhensible des Tournusiens […], le général Legrand perdit tout espoir de faire quelque chose à Mâcon. »

Ainsi, moins de 48h après son arrivée à la préfecture, lorsque le général Legrand apprend que les Autrichiens viennent de prendre Beaune et s’approchent de Chalon-sur-Saône, il décide de quitter Mâcon. Le 26 janvier vers 1h30 du matin, il ordonne à ses troupes de se mettre en marche vers le nord. À 15h, les Autrichiens (bien informés) sont de retour aux portes de la ville !
Et comme « personne ne connaissait la manière on dont doit se comporter dans une circonstance aussi critique », selon les mots du maire de Mâcon, on les laissa à nouveau entrer bien gentiment en ville, non sans avoir juste avant détruit les barricades mises en place sur le pont Saint-Laurent par les gardes nationaux, afin de faciliter la traversée de l’occupant !

Trouvant, là encore, les choses un peu trop simples, les Autrichiens restent sur leurs gardes, et campent plusieurs jours à Saint-Laurent. Ce n’est que le 29 janvier à 15h qu’ils traversent enfin la Saône pour inspecter la ville de Mâcon, sans toutefois y établir leurs quartiers.
Ils n’ont pourtant rien à craindre de Louis Bonne, dont l’attitude est connue jusqu’à la capitale : le 30 janvier, le Journal de Paris dénonce une ville de Mâcon « vêtue des couleurs de la lâcheté et de l’ignominie » et voue aux gémonies son maire « trahissant la confiance publique [qui a] laissé occuper le pont de la Saône par cinquante hommes ennemis ».

Vue de la porte Saint-Laurent à Mâcon, par Jean-Baptiste Lallemand (Gallica – BnF) – détail

Les Autrichiens à Mâcon, épisode 2

L’empressement des Mâconnais à livrer leur ville à l’ennemi n’est même pas récompensé par la magnanimité des vainqueurs. Au contraire, les Autrichiens imposent à la préfecture des mesures encore plus drastiques qu’aux villes leur ayant résisté.
Le 30 janvier, Mâcon est humiliée et mise en état de siège par les envahisseurs : couvre-feu imposé dès 6h du soir sous peine de mort, interdiction de se circuler ou même de se promener le long de la Saône, fouille de toutes les maisons pour récupérer les armes (y compris de chasse)…

Surtout, l’armée autrichienne réquisitionne des quantités astronomiques de denrées alimentaires. Chacun des 500 hommes doit recevoir tous les jours :

  • à 7 heures du matin : 1/2 verre d’eau de vie et un morceau de pain
  • à midi : la soupe, un morceau de viande ou de lard, un plat de légumes et une bouteille de vin
  • à 5 heures du soir : de la viande, du pain et encore une bouteille de vin (on est en Bourgogne !).

À quoi il faut ajouter, pour les 300 chevaux, une ration quotidienne individuelle de 20 livres de foin (soit 10 kilos), 15 livres de paille et 9 livres d’avoine.

Ces réquisitions quotidiennes sont complétées par des réquisitions « extraordinaires » qui s’ajoutent à tout bout de champ, et dont la plupart ne sont même pas consommées par les soldats, conduisant à un véritable gaspillage de nourriture alors que le pays frôle la famine en raison de la guerre et des mauvaises récoltes des années précédentes.
Le 12 février, l’armée hausse encore ses demandes et réclame à la ville de Mâcon les indemnités destinées à payer les soldes de ses officiers.

L’occupant est sans pitié : le refus de satisfaire les réquisitions est passible d’exécution sans autre forme de procès. Face à ces demandes de plus en plus impossibles à satisfaire, le maire de Mâcon tente de protester mollement, craignant que « [son] peuple bon et paisible […] ne se livre par désespoir à des actes regrettables ». Il essaie surtout de sauver sa tête auprès du général autrichien :

« Il ne tiendra ni à mon zèle, ni à mon activité si vous n’êtes pas satisfait. Les ressources de cette ville ne répondent pas à mes vœux ni à ceux des citoyens, veuillez en être convaincu. »

Comme si les réquisitions, couvre-feu, interdictions et autres intimidations n’étaient pas suffisantes, les Autrichiens « pillent, violent, volent, brisent, brûlent » dans toute la cité. Les témoignages sont à la limite de l’horreur : les femmes et les filles sont la proie des soldats, les animaux sont volés ou dépecés devant leurs propriétaires, le vin est confisqué, les maisons et le mobilier partent en fumée…

« Et dire que pour conserver sa tranquillité […], Mâcon avait tout sacrifié », conclut l’historien Joseph Rougé.

Scène de la campagne de France 1814, par Horace Vernet (domaine public) – détail

Libérée, délivrée (encore une fois)

Malgré une résistance farouche, Tournus tombe à son tour aux mains de l’ennemi le 6 février, puis c’est au tour de Chalon-sur-Saône. Au sud, Lyon résiste encore, et les généraux de l’Empereur préparent la riposte en concentrant les troupes venues du sud-ouest.

Le 18 février 1814, à 6 heures du matin, une première division de plus de 6000 hommes remonte la Saône vers Villefranche pour reprendre Mâcon. À midi, elle fait face aux Autrichiens, qui ont renforcé leur présence avec près de 2 300 soldats. En supériorité numérique, les Français avancent jusqu’à faire craquer les envahisseurs qui se replient précipitamment sur Tournus et Chalon, laissant derrière eux 84 prisonniers, 8 morts et 12 blessés (contre 4 morts et 4 blessés pour les Lyonnais). À 16h, Mâcon est à nouveau délivrée.

L’armée impériale s’installe à son tour en ville, gardant le pont Saint-Laurent si stratégique pour la suite de la guerre. Pendant ce temps, d’autres divisions parties de Lyon reprennent Bourg-en-Bresse et Chambéry.
Mais le 20 février, le général Augereau, qui pilote les opérations dans le Rhône, reçoit l’ordre de reprendre Genève. Il tergiverse plusieurs jours, perdant l’effet de surprise voulu par l’Empereur, mais finit par rappeler ses troupes pour se mettre en route en direction de la Suisse. Le 28 février, Mâcon est donc à nouveau sans garnison française…

Toujours bien informés, les Autrichiens (restés à Chalon, où personne n’est venu les inquiéter…), reprennent la route du sud le 4 mars, cette fois-ci en passant à l’ouest, par la vallée de la Grosne. 
La suite est racontée par Adrien Arcelin, un autre membre de l’Académie de Mâcon, dans un recueil publié en 1900 et également disponible à la BnF.

Pendant ce temps, en Clunisois…

Le 7 mars 1814, une division d’environ 6000 Autrichiens menée par le général de Menningen arrive aux portes de Cluny, qui est à l’époque toujours entourée de ses remparts médiévaux. 
Problème, la cité abbatiale est occupée par une troupe de 600 volontaires français, fort mal disciplinés, mais bien commandés par Claude de Damas. Ce jeune officier de 28 ans a fait ses classes en Allemagne, en Prusse, en Espagne, au Portugal et « compte autant de blessures graves et de chevaux tués sous lui que de campagnes » d’après son profil Instagram (ou ce qui faisait office a l’époque), ce qui lui vaut une certaine admiration de l’Empereur en personne.

Barricadés derrière leurs hauts murs, les hommes de Damas ne sont pas imprenables, mais peuvent faire des dégâts au passage des hussards, d’autant plus que leur indiscipline les rend imprévisibles aux lois de la guerre. Est-ce qu’une fusillade éclate ? Les sources divergent à ce sujet : Adrien Arcelin écrit en 1900 qu’aucun coup de feu n’a été tiré, quand Le Journal de Paris rapporte le 19 mars 1814 (soit quelques jours après les combats) que 60 Autrichiens ont été tués…

Toujours est-il qu’après avoir entendu de la bouche des partisans de Damas que « Cluny ne capitulerait point », les deux émissaires autrichiens venus parlementer sont tués au mépris de toutes les conventions, ce qui met très en colère le général de Menningen, qui décide de se replier à Cormatin pour y passer la nuit et attendre du renfort.

Vue du château de Cormatin en Bourgogne, par Louis Boudan (Gallica – BnF) – détail

Les 6000 hommes établissent un camp retranché au château, pendant que les officiers s’invitent à la table de la comtesse Nina de Pierreclau. La situation est cocasse : la comtesse est la descendante des anciens propriétaires du château, qui ont vendu le domaine au général Lavaux (celui qui est revenu bredouille de Cluny lors de la première reprise de Mâcon), mais qui ne l’habite pas, préférant sa ferme du Répin à côté de Flagy. Sans le savoir, les Autrichiens installent donc leur camp dans la propriété de celui qui a voulu les chasser quelques semaines plus tôt…

La digression n’est pas gratuite, car Nina de Pierreclau va jouer un rôle essentiel dans cette histoire : apprenant lors du repas les événements de Cluny, elle comprend aussi que le général Menningen a fait venir un obusier depuis Tournus, et qu’il a promis que Cluny serait livrée au pillage et brûlée toute entière le lendemain matin. Beau programme en perspective…
La comtesse supplie l’officier de renoncer à ses desseins, ayant de nombreux amis à Cluny. Mais sans surprise, Menninger la renvoie à ses chiffons (littéralement), et tout le monde part se coucher.

Le 8 mars à 5h du matin, une délégation de 15 hommes venus de Cluny, dont l’abbé Samœl, curé de Notre-Dame, et le Dr Blais, conseiller municipal, arrivent à s’introduire dans le château et à trouver Nina de Pierreclau (c’est dire si le camp retranché des Autrichiens était bien gardé !) pour lui remettre symboliquement les clefs de la ville.
Malgré l’heure matinale, la comtesse demande une audience au général de Menningen, qui accepte de la recevoir, puis refuse de l’écouter plaider la cause des Clunisois. Peu de temps après, elle fait une troisième tentative de négociation, en se jetant aux pieds du militaire, pleurant toutes les larmes de son corps. Le stratagème semble cette fois fonctionner, mais Menningen refuse tout de même de recevoir les représentants de Cluny, et les fait renvoyer chez eux.

Quelques heures plus tard, la colonne autrichienne est à nouveau aux portes de Cluny, un canon à obus en tête, et la comtesse de Pierreclau à cheval (en amazone bien évidemment) auprès du général Menninger. Est-elle son alliée ou son otage ?
La ville est cette fois grande ouverte, et pour cause, Gustave de Damas a pris la poudre d’escampette dès la veille au soir, en direction de Lyon, laissant les Clunisois sans défense (certains sont plus courageux que d’autres !). L’historien Adrien Arcelin raconte :

« L’entrée à Cluny fut lugubre. La ville était silencieuse et déserte ; toutes les maisons fermées ; pas un habitant dans les rues, la plupart s’étaient enfuis. »

Le général Menningen met pied à terre devant l’ancienne abbaye, qui abrite alors l’Hôtel-de-Ville. Il se rend dans le cabinet du maire, la comtesse à son bras, entourés de ses officiers. Le premier magistrat, M. Furtin, lui remet en tremblant les clefs de la ville, mais le général les repousse : si la ville ne sera pas pillée, ce n’est que grâce aux prières répétées de Nina de Pierreclau.
Il soumet tout de même une exigence : la réquisition de 6000 paires de chaussures à lui livrer dans les 24h. Le maire blêmit (on sait ce qu’on coûté les réquisitions à Mâcon…), mais la comtesse intervient une nouvelle fois :

« Vous avez vu, vous-même, que la ville est déserte. Il n’y reste pas un seul ouvrier. Imitez nos cœurs français. Quand nous faisons une bonne action, nous la faisons toute entière. Renoncez à cette nouvelle exigence. »

Et le militaire cède à nouveau, quittant Cluny sans que ne soit versé une seule goutte de sang ni un seul écu. Il fait raccompagner Nina de Pierreclau à son château, escortée par des cavaliers… mais emmène avec lui quatre otages clunisois (MM. Martin, Ducloux, Legras et Guichard) pour se protéger de toutes représailles (ils seront libérés le 19 mars, après avoir été transportés jusqu’à Chalon).

Vue générale de l’Abbaye de Cluny près Mâcon, par Jean-Baptiste Lallemand (Gallica, BnF) – détail

Dans la soirée du 8 mars, les Autrichiens sont pour la troisième fois aux portes de Mâcon, où ils entrent comme s’ils étaient à la maison…

Jamais deux sans trois

Dans sa route vers Genève, le général d’Empire Augereau est pris d’un doute affreux (il a raison) en se souvenant d’avoir laissé Mâcon et Lyon sans défense… Renonçant aux ordres de Napoléon, il se replie sur Lyon le 9 mars, d’où il rappelle ses troupes en marche vers la Suisse.
N’ayant aucune information précise sur l’avancée de l’ennemi (le renseignement autrichien était visiblement bien meilleur), il envoie des éclaireurs vers Mâcon à l’aube du 11 mars, via Villefranche et Bourg-en-Bresse, pour faire diversion au cas où ses hommes seraient repérés par les Autrichiens. À l’arrière, il prépare une division d’environ 8000 hommes prêts au combat.

Le 11 mars 1814 au matin, la colonne française se met en marche vers le nord. À Maison Blanche (aujourd’hui Romanèche-Thorins), l’avant-garde se rend rapidement maître du premier poste de défense avancée des Autrichiens, ce qui laisse espérer une victoire facile face à des ennemis bien peu nombreux.
Galvanisés par leur succès futur, les soldats français ne marchent plus, ils courent presque en direction de Mâcon, sûrs de leur réussite, et arrivent au niveau de Varennes vers 14h.

Sauf qu’en face, les Autrichiens eux-aussi se sont renforcés : ils sont désormais 13 à 14 000 hommes prêts à conserver la préfecture une bonne fois pour toute, appuyés par 36 pièces d’artillerie judicieusement placées sur les hauteurs de Chaintré, Loché, Varennes et Charnay ; à Saint-Clément au sud, sur la route de Paris au nord, et bien sûr à Saint-Laurent pour défendre le pont.
Passé l’effet de surprise favorable aux Français, l’ennemi reprend du terrain et fait de nombreuses pertes sous les munitions qui pleuvent du ciel. À 17h, la retraite française est sonnée, mais l’armée autrichienne poursuit les soldats napoléoniens jusqu’à Maison Blanche, pour effacer l’affront du matin.

Plan des combats du 11 mars 1814 à Mâcon, dressé par Joseph Rougé pour l’Académie de Mâcon (Gallica – BnF)

Repliées à Belleville, les troupes impériales font le décompte des victimes : on dénombre 93 tués, 230 blessés et 360 disparus, la plupart faits prisonniers. En face, on parle de 881 victimes. La bataille de Mâcon est un carnage dans les deux camps.
Depuis Lyon, le général Augereau réunit tous les renforts qu’il peut pour remplacer les troupes stationnées à Belleville, et attendre que l’ennemi se manifeste d’une façon ou d’une autre.

Mais celui-ci prend son temps, se sachant temporairement à l’abri d’une nouvelle attaque. Entre le 11 mars au soir et le 17 mars au matin, les généraux autrichiens concentrent leurs troupes de part et d’autre la Saône et se rendent maîtres de tous les ponts. C’est fort de près de 50 000 hommes qu’ils se mettent en marche vers Lyon (en laissant toutefois une brigade d’un millier de soldats pour garder Mâcon et ne pas reproduire l’erreur qu’ont faite les Français deux fois de suite…).
Augereau tente vainement d’arrêter les envahisseurs à Saint-Georges-de-Reneins le 18 mars, puis à Limonest le 20 mars, mais ne peut définitivement rien contre l’écrasante supériorité des Autrichiens. Le 21, ils entrent dans la capitale des Gaules, laissée sans défense par le reste de l’armée impériale, repliée sur Vienne et Valence.

Charge du 13e régiment de cuirassiers à la bataille de Limonest, 20 mars 1814, par Théodore Jung (domaine public) – détail

Un Roi chasse un Empereur

Le front du Rhône perdu, la guerre se joue désormais au nord : le 31 mars 1814, la coalition des États hostiles à l’Empire entre dans Paris. Napoléon se réfugie au château de Fontainebleau, attendant la suite des événements. Il est déchu de son trône par le Sénat le 2 avril. Le 4, les maréchaux de l’Empire refusent de poursuivre les combats. Le 6, les dernières troupes se rendent aux Autrichiens, et le maréchal Marmont signe la capitulation de la France.

Adieux de Napoléon à la Garde impériale à Fontainebleau, par Antoine-Alphonse Montfort (domaine public) – détail

Le 13 avril, Napoléon signe le traité de Fontainebleau dans lequel il abdique et reconnaît la victoire de la coalition. Il quitte Paris le 20 avril pour l’île d’Elbe, une dépendance de la Toscane située entre la Corse et l’Italie, qui abrite alors 12 000 habitants, que la coalition lui a donné pour tout royaume.
Le Premier Empire est mort, place à la Première Restauration, qui voit le retour d’un roi à la tête de la France. C’est Louis XVIII, petit-fils de Louis XV. Le maire Louis Bonne est enthousiaste comme jamais :

« Cette couleur chérie de la Nation, le lys, emblème de la paix, signe de la pureté des sentiments de celui qui l’adopte, reparaît enfin sur la tête des Français ! […] Semblable à l’ange consolateur, Louis XVIII vient tarir vos larmes, envelopper le passé d’un voile impénétrable, ouvrir vos yeux impatients à l’avenir et vous réconcilier avec toute la Nation. »

Pour autant, bien que Napoléon soit écarté du pouvoir, les forces d’occupation étrangères sont toujours présentes sur le sol français : soldats ou déserteurs armés parcourent les campagnes par groupes de plusieurs centaines qu’il faut loger et nourrir (dans le meilleur des cas), ou qui se livrent au pillage des fermes et des maisons (le plus souvent). Il faut attendre le 9 juin 1814 pour qu’une division de l’armée du Roi arrive enfin à Mâcon, et le 19 juin pour que la garde nationale soit réorganisée pour protéger la ville et ses habitants. À l’été 1814, Mâcon peut enfin à nouveau vivre « tranquille et heureux ».

L’Empire (autrichien) contre-attaque

Happy-end ? Pas pour longtemps : en mars 1815, la rumeur du retour de Napoléon, fraîchement débarqué de l’île d’Elbe, arrive à Mâcon. Le 13 mars à 8h du soir, il entre en ville et s’installe à l’hôtel du Sauvage… juste en face du pont Saint-Laurent. Le maire Louis Bonne a jugé prudent de disparaître (sage décision !). Napoléon nomme à sa place Jean Adrien Bigonnet, ancien maire dans les années 1790. L’Empereur n’est pas rancunier : Bigonnet s’était violemment opposé à lui lors du Premier Empire… avant de retourner sa veste !

Bonaparte continue sa reconquête du pouvoir en Europe, jusqu’à être vaincu en Belgique, à la bataille de Waterloo le 18 juin 1815. Même s’il abdique (une seconde fois) le 22 juin et se rend aux Anglais pour être déporté sur l’île de Sainte-Hélène (perdue au beau milieu de l’Atlantique sud pour parer toute possibilité de retour), les Autrichiens envahissent à nouveau le pays. Le 11 juillet, vers 6h du soir, 12 000 soldats se présentent devant le pont Saint-Laurent face à 500 conscrits mâconnais. Pas de suspense : à 1h du matin, l’affaire est pliée.

Cette fois-ci, les réquisitions sont beaucoup moins bien vécues : le département est occupé par 50 000 hommes et 10 000 chevaux. Les approvisionnements de l’armée autrichienne en vivres et en fourrages coûtent 90 000 francs par jour ! À Mâcon, les troupes d’occupation consomment chaque semaine 14 000 rations individuelles. À nourrir les envahisseurs, les Mâconnais meurent de faim…

Bataille de Waterloo, par Clément-Auguste Andrieux (domaine public) – détail

Épilogue

Le 3 août 1815, Mâcon change à nouveau de maire : Jean Adrien Bigonnet, nommé par Napoléon, est remplacé par Joseph André Doria, favorable au roi Louis XVIII. Malgré cela, l’occupation continue.

Il faut attendre le 20 décembre 1815 pour que la garnison autrichienne quitte définitivement la ville, et que Mâcon retrouve enfin son calme, après deux ans de guerre sur son sol.

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