L’assassinat du 28 rue Dauphine

Au matin du jeudi 14 juillet 1864, devant les portes d’honneur de l’ancienne abbaye, un homme vient se constituer prisonnier. Après avoir entendu ses déclarations, la maréchaussée se rend au 28 rue Dauphine, en plein centre commerçant de Cluny. Ils y découvrent un cadavre, le ventre ouvert. Que s’est-il donc passé cette nuit-là…

C’est un fait divers qui a défrayé la chronique il y a plus de 150 ans et traumatisée toute la ville pendant de nombreuses semaines : comment un artisan respecté, à la tête d’une affaire florissante en plein centre-ville de Cluny, a-t-il pu tuer de sang-froid un homme de dix ans son cadet, laissant orphelins deux jeunes enfants ? Au-delà de l’enquête policière, l’histoire du 28 rue Dauphine raconte la vie quotidienne de Cluny au cœur du 19e siècle.

La rue Dauphine à Cluny, où l’on aperçoit le numéro 28, devant lequel stationne un chariot de marchandises (collection particulière – colorisée par clunisois.fr)

Mercredi 13 juillet 1864. En cette veille de fête nationale, Jean Boussicut, 44 ans, sabotier de son état, ouvre sa boutique du 28 rue Dauphine, où il est installé depuis 1845. En plein cœur du centre commerçant de Cluny, ses voisins sont cordonnier, tonnelier, boucher, boulanger, serrurier, chapelier, confiseur, négociant, propriétaire, ferblantier, menuisier, notaire… L’atelier est situé à deux pas de la place des halles, et fait travailler plusieurs ouvriers, signe de sa prospérité. En 1861, on en compte trois : Pierre Dubois (36 ans), Pierre Nigaud (26 ans) et Jean-Baptiste Soucy (25 ans).

Un couple sans histoire… ou presque

Jean Boussicut (parfois également orthographié « Boussieu ») est né le 30 novembre 1819 à plus de 200 kilomètres de Cluny, au cœur du Puy-de-Dôme, dans le petit village de Saint-Julien-de-Coppel, aux portes du Livardois-Forrez. Le village, où ses parents sont cultivateurs, compte à l’époque 2300 âmes (soit mille de plus qu’aujourd’hui).
Il a une grande sœur, Anne, née le 9 janvier 1803 (son acte de naissance n’a pas été retrouvé) ; et aura bientôt un petit frère, Benoît, né le 24 juillet 1825 (tous deux à Vic-le-Comte).
Impossible de savoir pourquoi toute la fratrie émigre à Cluny, où les deux frères s’installent comme sabotiers à quelques centaines de mètres l’un de l’autre (Benoît dispose d’un atelier dans la rue du Merle).

Françoise Magny, elle, est née le 3 juin 1824 à Cormatin, de parents cultivateurs. Lorsqu’elle se marie à Jean Boussicut le 15 juillet 1845, elle a donc 21 ans et lui 26.

Cormatin, la rue principale, en direction de Cluny (Archives 71 – colorisée par clunisois.fr)

Les premiers temps du couple se passent plutôt bien. Mais lorsque le drame du 13 juillet 1864 survient, cela fait déjà une douzaine d’années que le mariage bat de l’aile. Il lui reproche sa frivolité, elle lui reproche sa jalousie, et aucun des deux n’est heureux dans ce ménage, qu’aucun enfant n’est venu souder d’amour filial.

Il est de notoriété publique que les époux vivent en mauvaise intelligence, les scènes de ménage troublant régulièrement le voisinage. Un témoin raconte que « la femme tapait toujours la première » et ne fait pas mystère de la réputation de Françoise, lâchant un évasif mais éloquent « Ah !… elle vivait ! ».

Récemment, Jean Boussicut a d’ailleurs renvoyé l’un de ses ouvriers, un nommé Claude Vacher, âgé de 32 ans, qu’il soupçonne d’entretenir des relations coupables avec son épouse…

La nuit du drame

Ce mercredi 13 juillet 1864 Jean Boussicut est sur le point de partir pour Cormatin, où il va aider sa belle-mère à rentrer des gerbes de blé après les moissons. Celle-ci est en effet seule à la ferme depuis le décès de son mari il y a huit ans. Pour l’occasion, Boussicut fait le voyage avec Jean Condemine, marchand de chiffons, qui se rend également à Cormatin.
Lorsque Françoise embrasse tendrement son mari juste avant le départ, elle lui fait promettre de ne revenir que le lendemain. Boussicut tient sa promesse, et il rentre donc chez lui le lendemain… à minuit !

Il est toujours accompagné de Jean Condemine lorsqu’il toque à la porte de son logis en plein milieu de la nuit. Une fois, deux fois… Au bout de cinq bonnes minutes, Françoise descend enfin pour ouvrir la porte, nourrissant les soupçons de son mari.

– Tu as été bien longue à m’ouvrir !, s’impatiente Jean.
– Ah, répond sa femme, je ne trouvais pas d’allumettes…

Sans pouvoir dissimuler l’embarras que lui cause l’arrivée inattendue de son mari et de son compagnon de voyage, Françoise Boussicut s’efface pour faire entrer les deux hommes. Ils boivent un verre rapidement, et le chiffonnier prend congé pour rentrer chez lui à son tour. Les époux Boussicut montent enfin se coucher, au premier étage de la maison.

Mais Françoise n’arrive pas à trouver le sommeil, et redescend à la cuisine, prétextant vouloir se faire un verre d’eau sucré. Elle y reste assez longtemps, suffisamment en tout cas pour nourrir les soupçons qui avaient inquiété son mari lors de son arrivée. Le voilà qui se lève, descend, et dit à son épouse qu’il veut s’assurer que personne n’est caché dans la maison.

La perquisition

Décidé à faire la lumière sur le comportement pour le moins étrange de son épouse, Jean Boussicut s’empare d’une lampe à pétrole, et entreprend de visiter sa maison de fond en comble. Il explore d’abord le rez-de-chaussée, puis l’étage où il n’oublie pas un recoin. Il arrive enfin au grenier où il découvre avec stupeur un homme qui tente de se blottir derrière des tuyaux de poêle. Il s’agit de Claude Vacher, son ancien ouvrier qu’il a renvoyé quelques semaines plus tôt.

« Malheureux, lui dit-il. Que fais-tu chez moi à pareille heure ? Je t’ai défendu de venir de jour comme de nuit ! Commence de t’en aller, et bien vite ! »

Faisant mine d’obtempérer, Vacher quitte sa cachette et se précipite sur Boussicut. La lampe de ce dernier tombe par terre et se brise. Une lutte au corps à corps s’engage alors entre eux dans l’obscurité.

Loin de porter secours à son mari, Françoise Boussicut vient lui saisir avec violence les parties nobles, qu’elle presse de toutes ses forces ! Vacher ordonne :
– Serre-le ! Serre-le donc bien !
– Soit tranquille, je le tiens !
, crie l’épouse infidèle.

L’amant en profite alors pour tomber sur le mari et le prendre à la gorge. Boussicut ne se sentant plus assez fort, crie à son tour :
– À l’assassin ! Au secours !

Sans doute inquiets d’agiter tout le quartier par ce raffut, le couple d’agresseurs finit par lâcher prise, ayant de toute façon le dessus sur le propriétaire des lieux.

Revenus tous les trois dans la clarté de la chambre, le mari semble vouloir jouer l’apaisement :
– Moi, j’ai une femme, je ne veux pas qu’elle appartienne à tout le monde ! Mais je pardonne et je n’ai pas rancune.

Ce semblant de réconciliation aurait même été scellé sur le champ, les deux combattants consentant à boire ensemble dans le même verre de vin, qui était posé sur la table de nuit.

Puis Jean Boussicut prend le temps de laver ses plaies et descend rejoindre son épouse et Claude Vacher au rez-de-chaussée, non sans passer par son magasin prendre un solide poignard à la lame aiguë et tranchante, qu’il glisse dans la poche de son pantalon.

Une nuit d’angoisse

À trois heures du matin, les voilà donc tous les trois dans la cuisine, le mari, la femme et l’amant, pour manger de la soupe et boire le café qu’a préparé l’épouse volage. Autant dire que l’ambiance est lourde en cette fin de nuit. Entre la tension nerveuse des uns et la fatigue de l’autre après une journée de travaux des champs, la situation peut dégénérer à tout moment. Sombre et préoccupé, Jean remue constamment le poignard dans la poche de son pantalon… Sa femme et Vacher, qui n’ont rien manqué de son passage par l’atelier, lui demandent s’il a l’intention de « faire un malheur »

Vers cinq heures du matin, le sabotier se lève de table pour ouvrir son magasin. C’est alors que Vacher aurait voulu l’en empêcher et lui faire promettre de ne rien dire à personne… Une nouvelle bagarre éclate, sans que l’on ne sache vraiment qui porte les premiers coups. Se voyant à nouveau perdre le dessus et n’étant pas le plus fort aux poings, Boussicut tire son couteau de sa poche et en porte plusieurs coups à Vacher : un au front au-dessus de l’œil gauche, un autre au-dessous du pectoral droit et un troisième qui trace une entaille de 18 centimètres dans le bas-ventre de son agresseur. Les deux derniers coups s’avèrent mortels (selon les docteurs Symian de Cluny, et Bouchard de Mâcon, qui examineront la dépouille quelques heures plus tard).

L’amant tombe comme foudroyé.

Mais qui était donc Claude Vacher ?

Au moment des faits, Claude Vacher, sabotier tout comme son père (installé à Lugny), a environ 32 ans (son acte de naissance n’a pas été retrouvé). Il s’est marié le 6 mars 1853 à Pierreclos avec Marguerite, domestique et fille d’un vigneron de Buffières, Jean Bouchacourt.

Le couple s’installe à Prissé et deux enfants viennent rapidement animer le foyer : Élise voit le jour le 3 février 1854, suivie tout juste un an après par son petit frère Joseph, le 27 février 1855.

Malheureusement, ce bonheur familial ne dure qu’un temps : le 10 août 1862, Marguerite décède à l’hôpital de Mâcon sans que l’on sache pourquoi. Accident ? Maladie ? Sa mort à l’âge de 30 ans reste un mystère à ce jour. Elle explique cependant pourquoi Claude Vacher abandonne son commerce de Prissé pour devenir ouvrier à Cluny : difficile en effet pour le jeune veuf de s’occuper de ses deux enfants en bas âge tout en tenant seul une affaire à son compte.

La place principale de Prissé (Archives 71 – colorisée par clunisois.fr)

À cette heure matinale, cela fait bien longtemps que les coups et les cris ont réveillé tout le quartier. De Nicolas Dumont, propriétaire, demeurant juste en face et qui a suivi toute l’histoire depuis sa fenêtre, à Claude Mathey, un autre sabotier installé à quelques pas, nombreux seront ceux qui raconteront la scène à la barre du tribunal.

Tout de suite après le meurtre, Françoise sort de l’atelier en criant :
– Mère ! Mère ! Au secours ! À l’assassin !

Suivie de son mari vengeur :
– Ah ! le coquin… Il y a bien longtemps qu’il m’en faisait ! Cette fois, il ne m’en fera plus, je l’ai tué, il est mort !

Réalisant son crime, Jean Boussicut se rend presque aussitôt à la maréchaussée, installée dans les prisons des moines devant les portes d’honneur de l’abbaye. Il est reçu par Louis Moutillard, commissaire de police âgé de 39 ans, et Jean Bressoud, agent de police de 69 ans. Les deux hommes se transportent immédiatement sur les lieux et ne peuvent que constater le décès.

Claude Vacher avait 32 ans, était veuf, et laisse orphelins deux enfants de 9 et 10 ans. L’assassin, lui, est écroué à la maison d’arrêt de Mâcon.


Le procès

Jean Boussicut est présenté à la cour d’assises de Saône-et-Loire un mois et demi plus tard, le mardi 6 septembre 1864. C’est la deuxième fois qu’il comparaît devant un tribunal (il a été acquitté, le vendredi 18 mars 1859, d’une accusation d’attentat à la pudeur).
Logiquement, l’accusé plaide la légitime défense, arguant qu’il n’a sorti son couteau, que « forcé par les violences et les mauvais traitements » dont il était assailli.

Plusieurs témoignages vont en sa faveur : une femme Vernus (qui n’a pas pu comparaître, mais dont la déclaration est lue pendant l’audience), confirme avoir « vu Vacher entrer chez Boussicut à neuf heures du soir ». Les sieurs Claude Mathey et François Picard, tous deux sabotiers, affirmeront ne jamais avoir entendu dire que Vacher était l’amant de Françoise, tout en confirmant les disputes fréquentes du couple et la réputation volage de l’épouse.
Un dernier témoin, Claude Feuillet, 64 ans, menuisier à Saint-Clément-lès-Mâcon et ami du couple, racontera avoir reçu une confidence sidérante de Mme Boussicut : au cours d’un déjeuner récent, celle-ci aurait regretté que la mort ait frappé son amant plutôt que son mari…

Entendue également, Françoise Boussicut donne une toute autre version de la nuit du 13 au 14 juillet 1864. Selon elle, son mari aurait demandé à Vacher de venir chez eux après son retour au milieu de la nuit. Ils auraient bu ensemble dans le même verre dans la chambre puis Vacher serait allé au grenier « voir des sabots ». C’est alors qu’une rixe aurait éclaté dans les escaliers. Puis, après avoir mangé (et passé une nuit blanche) ensemble, et alors que « toute dispute avait cessé », Boussicut aurait subitement porté des coups de couteau à son ancien ouvrier. Mais cette version ne convainc pas le tribunal…

Un détail de la bagarre préoccupe particulièrement le président de la cour d’assises. Face à une Françoise Boussicut niant s’être mêlée aux coups ni avoir « saisi Boussicut par les parties », le magistrat demande au mari de confirmer ses dires :
– Êtes-vous bien sûr que votre femme ait commis ces actes de violence ?
– Oui, monsieur ! J’ai même senti les anneaux de ses doigts !

Chalon, le tribunal abritant la cour d’assises (Archives 71 – colorisée par clunisois.fr)

Après avoir entendu l’ensemble des témoins et experts (dont Louis Moutillard, le commissaire de police clunisois présent sur place le matin du drame), le ministère public, en la personne de M. Boissard, substitut du procureur, ne retient pas la légitime défense, mais admet qu’il a pu y avoir provocation (quoique la réaction de l’accusé n’ait pas été immédiate, et qu’il ait reconnu lors du procès avoir cédé à un sentiment de vengeance, ne sachant plus « ce [qu’il] faisait »).

Son réquisitoire est suivi de la plaidoirie de Maître Margue, avocat du barreau de Mâcon et défenseur de Jean Boussicut. Celui-ci demande l’acquittement, démontant pièce à pièce les charges de l’accusation, et arrivant à la conviction « que la seule coupable dans cette malheureuse affaire est Mme Boussicut, la cause première d’une aussi déplorable catastrophe ».

Après quelques minutes de délibération seulement, le jury apporte un verdict de non-culpabilité, et Boussicut est acquitté.

Épilogue

Peu de temps après le procès, le couple Boussicut se sépare, et Françoise Magny quitte le 28 rue Dauphine. On en sait pas ce qu’elle est devenue.

Jean Boussicut, rendu célèbre malgré lui bien au-delà du Clunisois (l’affaire a fait grand bruit jusqu’à Montpellier !) adopte son deuxième prénom comme nouvelle identité et devient Jean Régis.
Il fait venir chez lui sa sœur Anne (veuve depuis le décès de son mari Antoine Laborieux en janvier 1862), qui prend également le nom de Régis. Deux ans après l’affaire Vacher, on ne compte plus qu’un seul ouvrier dans l’atelier du sabotier, un jeune Sébastien Galichon de 18 ans.

En 1872, huit ans après le meurtre, on perd la trace de Jean « Régis » Boussicut dans le recensement de la population à Cluny. Son atelier ne semble plus exister dans la rue Dauphine. Sa sœur, Anne, décède « chez elle » (mais où ?) le 22 février 1886 à l’âge de 83 ans. Son frère, Benoît, meurt à son tour à 77 ans le 24 février 1902 à l’hospice de Cluny.

La fin de la vie de Jean Boussicut demeure un mystère.


Sources :

  • Archives du Courrier de Saône-et-Loire
  • Archives départementales de Saône-et-Loire
  • Archives départementales du Puy-de-Dôme
  • Bibliothèque nationale de France

Photo de une : La rue Dauphine au niveau du numéro 28 (collection particulière – colorisée par clunisois.fr – mockup par mockupguy2 sur freepik.com)